Monde
Le général Al-Sissi, un sauveur sans saveur
2 juillet 2013 à 22:26
Le ministre de la Défense égyptien et chef de l’armée, le général Abdel Fattah al-Sissi, au Caire le 22 mai 2013 (Photo Khaled Desouki. AFP)
Portrait Le ministre de la Défense, ancien directeur du renseignement décrit comme pieux mais nationaliste, joue un rôle majeur dans la situation actuelle.
Par MARWAN CHAHINE De notre correspondant au Caire
[Cet article est paru dans l’édition du 3 juillet de Libération. Il a été rédigé avant que le général Abdul Fatah al-Sissi écarte le président Morsi du pouvoir, suspende la constitution et annonce une élection présidentielle anticipée.]
«Sissi». Voilà deux jours que son nom est scandé à tue-tête par la foule de Tahrir, qui le voit déjà président. Sissi est encore le général Abdul Fatah al-Sissi, ministre de la Défense, chef des armées et président du Conseil suprême des forces armées (CSFA), mais apparaît en effet le mieux placé pour prendre les rênes du pouvoir, au moins provisoirement, si l’armée s’engageait vraiment
dans un coup de force.Agé de 58 ans, ce Cairote, diplômé de l’académie militaire égyptienne en 1977, fait partie de cette génération d’officiers qui n’a pas participé aux guerres de 1967 et 1973 contre Israël. Après des débuts dans l’infanterie, il a été tour à tour attaché militaire à l’ambassade d’Egypte en Arabie Saoudite, commandant en chef de la zone nord d’Alexandrie, et enfin directeur du renseignement militaire. Au cours de sa carrière, il a fait plusieurs années d’études en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis et le journal de gauche Tahrir croit savoir qu’il entretient des relations diplomatiques et militaires privilégiées avec l’allié américain.
«Pratiquant». En 2011, il est devenu le plus jeune membre du CSFA, autorité réunissant les 21 plus hauts gradés de l’armée égyptienne qui a été chargé de la transition politique entre la chute de Hosni Moubarak et l’élection de Mohamed Morsi. C’est ce dernier qui a nommé le général Al-Sissi dans ses fonctions actuelles, en août, après la mise à la retraite forcée du président du CSFA, le maréchal Hussein Tantaoui, et du chef des armées, Sami Anan. A l’époque, beaucoup de bruits avaient circulé sur ce quasi-inconnu, choisi par un président civil et, pire encore, barbu. Beaucoup s’étaient interrogés sur les ressorts de ce duo Morsi-Sissi, qui avait si facilement réussi à se débarrasser des deux plus grandes figures de l’armée. Tewfik Okacha, célèbre présentateur télé proche de l’ancien régime, avait accusé Al-Sissi d’être la voix des Frères musulmans au sein du CSFA. Il s’appuyait sur le fait que l’épouse du général serait intégralement voilée – information non confirmée – et qu’un de ses proches parents, vraisemblablement l’un de ses oncles, serait membre de la confrérie.
Selon un général qui a côtoyé Al-Sissi dans les rangs de l’armée, «c’est un homme pieux, très pratiquant, mais il n’est lié à aucun parti. C’est avant tout un militaire, soucieux de l’intérêt de l’Egypte.» «Le fait qu’il ait de la famille chez les Frères est la preuve qu’il ne fait pas partie du mouvement. Dans l’armée, quand il y a le moindre doute, il y a des enquêtes internes très fouillées. Si Sissi a pu grimper aussi haut, c’est que sa hiérarchie a acquis la conviction qu’il n’était pas un islamiste», soulignait le politologue Tewfik Aclimandos. Cela semble aujourd’hui confirmé.
Tests de virginité. D’ordinaire peu disert, fuyant les médias, le général avait fait une sortie remarquée au moment du scandale des tests de virginité – pratiqués par l’armée sur des manifestantes arrêtées sur la place Tahrir – après la plainte déposée par l’activiste Samira Ibrahim, soutenue par des associations de droits de l’homme. Il avait en effet reconnu que les militaires avaient pratiqué ces tests, et les avait justifiés en disant qu’ils protégeaient les filles de viols et les soldats d’accusations infondées, comme s’il allait de soi qu’une femme non mariée était vierge. Il s’était alors attiré les foudres des militants libéraux et féministes. Le CSFA avait vite cherché à étouffer cette histoire et s’était démarqué de la position du prude Sissi. Quelques mois plus tard, c’est même lui qui s’était rendu à une conférence d’Amnesty International pour affirmer publiquement que l’armée abandonnait ces pratiques.
Capable de bousculer l’ordre établi, Al-Sissi reste un homme de l’institution. Aussi, on le voit mal toucher aux nombreux avantages économiques de l’armée qui avaient fait polémique au moment de la transition menée par les militaires. Nationaliste et conservateur, Al-Sissi incarne peut-être cette synthèse que les Egyptiens n’arrivent pas à trouver depuis deux ans. Pas sûr que les libéraux et les militants de gauche qui ont initié la révolution de 2011 et organisé les récentes manifestations voient d’un bon œil cette énième resucée de l’homme providentiel, arrivant avec ses bottes et ses vieux relents paternalistes. «Sissi, c’est le pire de Moubarak et de Morsi en un seul homme», plaisantait hier un militant.